Pêche artisanale durable

Comment les pêcheurs méditerranéens protègent l’environnement marin et les ressources halieutiques ?

Les pêcheurs professionnels de la Méditerranée française s’engagent, depuis le Moyen Age, dans la protection de l’environnement marin via la création et l’adoption d’une règlementation locale de pêche qui vise à réguler leur activité. Ils réduisent ainsi leur effort de pêche, ils créent de zone de non-prélèvement temporaires et ils augmentent les tailles minimales de capture afin de limiter leur impact sur les ressources halieutiques et de protéger les habitats marins. Cette organisation ancestrale de l’activité de pêche et des pêcheurs persiste encore aujourd’hui sur les côtes françaises.

 

Les ressources marines exploitées par l’homme via la pêche (ou l’aquaculture) sont appelées ressources halieutiques. D’intérêt écologique et économique primordial, les ressources halieutiques sont, depuis toujours, l’objet d’une demande importante, pour l’alimentation humaine mais aussi pour l’alimentation animale. Cette sollicitation, parfois très significative, a conduit, au cours du dernier siècle, à des épisodes de surexploitation qui ont eu des conséquences néfastes sur l’environnement marin telles que la raréfaction de la ressource, l’effondrement de stocks et la destruction d’habitats. C’est pourquoi afin de réguler l’accès et l’exploitation des ressources halieutiques il a été nécessaire de mettre en place des mesures de gestion. En Méditerranée française, les pêcheurs de la petite pêche artisanale se sont ainsi réunis en prud’homies de pêche afin de gérer leur activité.

 

Comment les pêcheurs professionnels s’organisent pour protéger l’environnement marin et les ressources halieutiques ?

Sur les côtes de la Méditerranée française se trouvent, encore aujourd’hui, les prud’homies de pêche : des communautés de patrons pêcheurs de la petite pêche artisanale, impliqués dans la gestion de leur activité et dans la préservation des ressources halieutiques. En effet, ils s’autorégulent en édictant, adoptant et respectant une règlementation locale plus spécifique et plus restrictive que les règlementations communautaires et étatiques, visant une exploitation soutenable et équitable des ressources halieutiques.

Spécialité du littoral méditerranéen français, les prud’homies de pêche sont des corporations des métiers de la petite pêche artisanale qui se proposent, via leurs compétences, de faire cohabiter différentes techniques de pêche au sein d’un même espace maritime et de répartir équitablement les ressources halieutiques, conçues comme un bien commun, entre les pêcheurs, afin de les exploiter durablement. Leur volonté est « de gérer une population de pêcheurs de manière à ce que chacun puisse vivre durablement de l'exercice de la pêche dans le ressort de la prud'homie, avec le matériel dont il dispose et en fonction des conditions de marché » (Tempier 1985).

Nées probablement d’un phénomène communautaire spontané, qui se proposait d’améliorer les conditions de vie difficiles des pêcheurs méditerranéens (Rauch, 2014 ; Brès, 2020), les prud’homies de pêche constituent une des plus anciennes institutions maritimes au monde (Brès, 2020). La première prud’homie fut créée en 1431 à Marseille à la suite de l’émanation du premier règlement de corporation (Tempier, 1985 ; Conseil consultatif régional de la mer, 2013).

Au niveau juridique, elles sont encadrées par le Décret impérial du 19 novembre 1859. Ce décret, toujours en vigueur, fixe et clarifie les règles applicables aux prud’homies ainsi que leurs pouvoirs : réglementaires, disciplinaires et juridictionnels. Les pêcheurs ont ainsi le pouvoir d’édicter des règlements locaux de pêche et de concourir, via leurs représentants (les prud’hommes), à la surveillance maritime et donc à la recherche d’infractions.

À ce jour, 33 prud’homies de pêche persistent encore sur le littoral méditerranéen français et gèrent les zones littorales ou lagunaires : 11 sur les côtes d’Occitanie, 18 en région Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur et 4 en Corse (Figure 1). Les limites de ces circonscriptions administratives sont définies par le Décret du 15 janvier 1993.

Carte des prud'homies de la Méditerranée française

Figure 1 Prud'homies de pêche de la région Occitanie et de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur (sources des couches : Ifremer – Système d’Informations Halieutiques, 2013 ; OpenStreetMap, 2019 ; système de projection :  WGS 84)

 

Quel est le rôle des pêcheurs professionnels dans la protection de l’environnement marin ?

La prud’homie de pêche est dirigée par le premier prud’homme : patron pêcheur reconnu comme "sage" par la communauté, élu par ses pairs lors des élections prud’homales, assermenté en tant qu’auxiliaire de police et juge en matière de pêche côtière, il est placé sous l’autorité exclusive des instances maritimes du quartier maritime. Les élections prud’homales ont lieu tous les 3 ans. Les patrons pêcheurs de la petite pêche artisanale souhaitant se présenter doivent réunir un certain nombre de conditions, définies par le décret impérial du 19 novembre 1859 : (1) avoir plus de trente-cinq ans, (2) être français ou naturalisé depuis dix ans au moins et (3) avoir exercé la pêche dans la prud’homie depuis au moins dix ans, dont cinq ans en qualité de patron. De plus, une période d’embarquement minimale annuelle de six ou neuf mois, en fonction des prud’homies, est imposée dans la plupart des prud’homies. Pour épauler le premier prud’homme dans l’accomplissement de ses missions, définies par le décret impérial du 1859, et l’aider dans la gestion de la prud’homie il y a des prud’hommes, de 3 à 5 suivant l'importance (nombre de pêcheurs) de la prud'homie. Eux aussi sont élus avec le premier prud’hommes lors des élections.

La prud’homie de pêche se structure, donc, selon un mode organisationnel de type hiérarchique, dirigé par le premier prud’homme. Malgré son rôle, le statut d'un premier prud'homme n'est pas celui d'un chef absolu autoritaire, mais plutôt celui de veilleur de l'organisation du métier et “gérant” de la ressource parce qu'en tant que pêcheur il est directement intéressé par la prospérité de la profession. « Le prud'homme, comme le chef de famille gère le patrimoine sans en être le propriétaire, il n'en a que l'usufruit : tel il l'a reçu de ses ancêtres, tel il doit le transmettre » (Tempier, 1985).  

Les prud’hommes exercent bénévolement, une pluralité de fonctions au nom de la « communauté » : en concertation avec les pêcheurs de la prud’homie, ils éditent des règlements locaux de pêche afin de gérer les conditions d’exercice de la pêche maritime dans leurs territoires. Ils concourent comme auxiliaires de police, à la recherche et à la constatation des infractions en matière de pêche côtière et ils sont habilités à dresser des procès-verbaux en cas de constatation d’infraction et à fixer des amendes (Rauch 2013). Les prud’hommes sont de véritables autorités publiques, ils peuvent juger des différends et contestations qui concernent la pêche. Les prud’hommes ont aussi le pouvoir d’autoriser l’inscription ou la radiation d’un patron pêcheur sur la liste des membres de la communauté si celui-ci ne respecte pas les règles de fonctionnement de la prud’homie et le règlement prud’homal.

 

Comment les règlements prud’homaux permettent de lutter contre la surpêche et de protéger les ressources halieutiques ?

Les pêcheurs professionnels adhérents aux prud’homies de pêche éditent et adoptent des règlements locaux de pêche qui visent à gérer et à organiser la pratique de l’activité de pêche sur le territoire de la prud’homie : les règlements prud’homaux (Rauch, 2014).  

Les règlements prud’homaux sont établis par les pêcheurs lors de l’Assemblée générale annuelle et sont ensuite soumis à l’approbation de l’Administrateur du Quartier Maritime, lequel avant de les valider, doit en vérifier le contenu. Il doit, en particulier, s’assurer que cette réglementation ne soit pas contraire à une réglementation « supérieure » dans la hiérarchie des normes : arrêté préfectoral, arrêté ministériel, décret de loi ou directive communautaire. Ces règlements sont opposables à tous les pêcheurs travaillant dans la circonscription prud’homale, y compris les pêcheurs de loisir et les pêcheurs professionnels qui n'adhèrent pas à la prud’homie (Mabile, 2007).

Les mesures proposées dans ces textes concernent les moyens d’exploitation autorisés ainsi que les « mesures d’ordre et de précaution » (article 17 du décret de 1859) à mettre en place, sur le territoire prud’homal, pour « faciliter le maintien de l’ordre à l’intérieur du périmètre de la prud’homie » (article 17 du décret de 1859). Ainsi sont décidés les engins de pêche autorisés, leur longueur, leur nombre, leur temps de calés (temps de pêche), la taille des mailles de filet, la taille minimale de certaines espèces, la fermeture saisonnière de certaines zones de frayère[1] lors de périodes de reproduction (“moutons”) et la répartition des postes de pêche.

Les mesures prévues par la règlementation prud’homale ont pour objectif de gérer et limiter l’effort de pêche au sein d’un territoire maritime, et pas, au moins directement, de protéger l’environnement marin. En effet, malgré l’intérêt que les pêcheurs portent vers la pérennisation de la ressource et la protection des habitats, les prud’hommes ne disposent pas, selon le decret du 1859, de compétences en matière de gestion des ressources halieutiques mais seulement en matière de gestion des pêcheurs. C’est pourquoi la règlementation prud’homale se focalise, presque exclusivement, sur des mesures qui visent à réguler l’activité des pêcheurs et pas sur celles visant à protéger la ressource.

La réduction de l’effort de pêche, l’imposition de tailles minimales de capture plus restrictives que celles proposées par la règlementation nationale et la mise en place de zones de non-pêche, lors des périodes de reproduction des certaines espèces, ne sont que quelques-unes des mesures que les pêcheurs s’imposent via l’agrément de règlements prud’homaux. L’adoption de ces mesures de la part des pêcheurs est clairement un indice de la forte volonté des professionnels de limiter leur impact sur l’environnement marin ainsi que sur les ressources halieutiques. Elle souligne, aussi, la nécessité pour les pêcheurs de disposer d’une réglementation de pêche plus spécifique, plus adaptées à leurs besoins, décidée par eux et pour eux.

 

Comment les pêcheurs espagnols s’investissent pour l’avenir de la petite pêche artisanale et pour la protection des ressources halieutiques ?

Les prud’homies de pêche ne sont pas les seules organisations communautaires de pêcheurs de la Méditerranée sensibles à l’avenir des ressources marines et qui s’engagent, à travers leurs actions, dans la protection de l’environnement marin. En Espagne, par exemple, il existe les Cofradias : des communautés de pêcheurs qui comme les prud’homies établissent collectivement leurs propres règles pour régir leurs zones d’influences spécifiques (régulation de l’ouverture et fermeture des saisons de pêche, l’interdiction de certains engins, la mise en place d’un système de contrôle et de pénalisation, etc.) (Franquesa, 2004). Le fonctionnement de ces deux communautés est similaire mais pas identique. En effet, les Cofradias différemment des prud’homies, encadrent aussi la vente du poisson, qui se fait aux enchères à la criée. Ils contrôlent non seulement les prix de vente, qu’ils peuvent augmenter ou baisser selon les besoins des pêcheurs et du marché, mais aussi les tailles minimales de capture des espèces, pour s’assurer que les espèces débarquées soient conformes aux prérogatives réglementaires. Les Cofradias régulent, ainsi, la totalité de la chaine de valeur : de la capture à la vente.

 

En outre, contrairement aux prud’homies de pêche, elles jouent un rôle essentiel dans l’organisation du secteur halieutique espagnol : elles sont, en effet, reconnues auprès des services de l’État espagnol et de l’Europe comme les institutions représentants les professionnels de la petite pêche côtière et elles collaborent régulièrement avec eux lors de l’élaboration et de l’instauration de nouvelles mesures de gestion et de protection des ressources marines. En 2012, par exemple, la collaboration Cofradias - Gouvernement catalan fut essentielle pour la sauvegarde de la pêcherie du lançon en Catalogne.

 

Quel avenir et quelles perspectives pour les pêcheurs artisanaux engagés pour une pêche durable ?

Aujourd’hui, l’avenir des prud’homies de pêche n’est pas des plus roses. En effet, malgré leur longévité ces structures sont en crise (Scheffer, Alouti, Lepigeon, 2021). La perte d’autorité des premiers prud’hommes, l’arrivée de nouveaux usages maritimes (plaisance, plongée sous-marine, éolien off-shore, etc.), l’évolution des mentalités chez les pêcheurs, le manque de reconnaissance de la part de l’Union européenne sont une partie des nombreux freins que doivent affronter les prud’homies. La question qui se pose à présent est alors de savoir, si sensiblement affaiblies et en route vers la disparition, elles représentent encore un bon modèle de gestion de petits pêcheurs artisanaux.

L’exemple espagnol des Cofradias montre très bien que ce type d’organisation, si modernisée, bien encadrée et bien accompagnée par les services de l’État ainsi que par les scientifiques, est bénéfique non seulement pour l’activité de pêche mais aussi pour l’avenir des ressources halieutiques. C’est pourquoi le maintien de ces structures ancestrales est une nécessité.

 

BIBLIOGRAPHIE

BRÈS, Aurélie, 2020. Valoriser les usages par une institution corporative: les prud’homies de pêche méditerranéennes. Pierre Mousseron. Valoriser les usages : Approches, Institut des usages,. 2020. Vol. Collection Droit des usages, pp. 129‑152. DOI 978-2-9571817-0-4. hal-02899505

CONSEIL CONSULTATIF REGIONAL DE LA MER, 2013. Etude sur la pêche et l’aquacutlure en provence-alpes-cote d’azur. 2013. Region provence alpes-cote d’azur. Tome 1

FRANQUESA, Ramon, 2004. Fishermen guilds in Spain (Cofradias): economic role and structural changes. IIFET. 2004. Vol. Japan Proceedings.

MABILE, Sebastien, 2007. L’institution prud’homale en Méditerranée. Analyse juridique. Mai 2007. Etude pour la prud’homie de peche de saint raphael

RAUCH, Delphine, 2013. Les prud’homies de pêches sous l’état francais: une spécificité méditerranéenne. 2013. Provence historique: Fascicule 254

RAUCH, Delphine, 2014. Les prud’homies de pêche à l’époque contemporaine (1790-1962): la permanence d’une institution hybride en Méditerranée francaise. 2014.

SCHEFFER, Hélène, ALOUTI, Feriel et LEPIGEON, Alain, 2021. Les prud’homies, une trop vieille institution [en ligne]. 11 novembre 2021. Le Marin. [Consulté le 6 avril 2022]. Disponible ici

TEMPIER, Elisabeth, 1985. Mode de regulation de l’effort de pêche et le role des prud’homies. Les cas de marseille, martigues et le brusc. Avril 1985. Contrat IFREMER: n 84/3173

 

RÉFÉRENCES RÈGLEMENTAIRES

Décret impérial du 19 novembre 1859 portant règlement sur la pêche maritime côtière dans le 5eme arrondissement maritime (arrondissement de Toulon) - http://reglementation-polmer.chez-alice.fr/Textes/decret_du_19.11.1859_arrond_5.htm

Décret n° 93-56 du 15 janvier 1993 fixant les limites territoriales des prud'homies de pêche dans les eaux méditerranéennes - https://www.legifrance.gouv.fr/download/secure/file/04nOXDnHBBoM4L!05LaW

 

POUR EN SAVOIR PLUS…

Sur le programme PELA-Méd

Sur le 3ème comité de pilotage de PELA-Méd

Sur la rencontre entre les pêcheurs varois et leurs homologues catalans

[1] Zones de reproduction des espèces marines

 

Rédaction : S. Spadoni

Crédit photo : Planète Mer